Vous le savez, l’essor fulgurant de l’intelligence artificielle (IA) transforme le monde du travail. Promesse de gains de productivité, d’allégement des tâches répétitives, et potentiellement de réduction du temps de travail… mais la réalité est plus nuancée. En France, la culture du présentéisme et les choix politiques pèseront lourdement dans la balance. Alors, l’IA : levier de liberté ou nouvel outil d’intensification ?

 

Une IA omniprésente dans le quotidien professionnel

Selon le baromètre de la formation et de l’emploi publié en avril 2025, 53 % des salariés français déclarent utiliser l’IA dans leur activité professionnelle. Les cas d’usage sont variés : aide au recrutement, rédaction d’e-mails, synthèses de réunion, recherches documentaires… Ces outils font gagner en moyenne 57 minutes par jour aux travailleurs selon une étude Odoxa menée en 2024.

Des entreprises pionnières, comme Elmy, une PME lyonnaise spécialisée dans l’énergie verte, ont déjà franchi le cap d’une réorganisation du travail grâce à l’IA. En 2022, elle est passée à la semaine de 4 jours, réduisant le temps de travail tout en maintenant sa productivité. Sa DRH, Camille Darde, confirme que l’IA a été un catalyseur dans cette transition.

 

Temps gagné… mais à quel prix ?

Le gain de temps offert par l’IA pourrait être redistribué de plusieurs manières :

  • Réduction du temps de travail, à l’instar de ce qu’a fait Elmy ;
  • Augmentation de la production, pour répondre aux besoins croissants ;
  • Réduction des effectifs, avec le risque de suppression de postes.

Le débat est loin d’être tranché. Les fondateurs de Bot Resources, une société spécialisée dans l’intégration de l’IA en entreprise, notent que peu de dirigeants ont encore le recul nécessaire pour décider quoi faire de ce temps libéré. Leur préférence : le partage équitable des gains avec les salariés, condition sine qua non à l’adhésion aux outils d’IA.

 

Les résistances à une réduction du temps de travail

Malgré les gains de productivité, plusieurs freins ralentissent l’émergence d’un modèle de travail plus court :

  • Difficulté à mesurer précisément les gains de temps générés par l’IA, surtout pour les cadres aux tâches souvent complexes et stratégiques.
  • Valeur pédagogique des tâches simples, souvent perçues comme des étapes nécessaires à la maîtrise de missions plus complexes.
  • Charge mentale accrue si les journées sont remplies uniquement de tâches « à forte valeur ajoutée ».
  • Présentéisme culturel, surtout en France, où quitter le bureau tôt est encore mal perçu.

Comme le souligne Yann Ferguson, sociologue et directeur scientifique du LaborIA, beaucoup de cadres considèrent qu’il est valorisant de travailler tard. Même lorsqu’ils finissent plus tôt grâce à l’IA, ils préfèrent souvent s’ajouter de nouvelles missions.

 

Portage salarial : un modèle adapté à la nouvelle donne

Face à ces mutations, le portage salarial apparaît comme une alternative flexible et sécurisante pour de nombreux professionnels souhaitant profiter des opportunités offertes par l’IA sans renoncer à un cadre structuré. Ce statut hybride, combinant l’autonomie du freelance et la protection sociale du salariat, séduit de plus en plus de cadres et d’experts en quête d’équilibre entre performance et qualité de vie. Grâce aux gains de productivité générés par l’IA, les consultants portés peuvent concentrer davantage leur temps sur les missions à forte valeur ajoutée, tout en déléguant les aspects administratifs à leur société de portage. Cette organisation offre ainsi une réponse concrète aux aspirations d’indépendance, de flexibilité et de réduction du temps de travail, sans sacrifier la sécurité professionnelle.

 

Des visions divergentes : produire plus ou vivre mieux ?

Du côté des dirigeants, la réduction du temps de travail n’est pas forcément vue comme une priorité. Pour Yahya Fallah, membre de la Confédération des PME, l’IA doit servir à relever les défis sociaux et environnementaux, pas à réduire la charge de travail.

Chez Brawo, une start-up du recrutement, le discours est similaire : le temps gagné grâce à l’IA ne conduit pas à embaucher moins, mais à faire plus avec autant, voire plus, de ressources.

À l’inverse, des figures emblématiques de la tech comme Bill Gates ou Jamie Dimon envisagent un futur radicalement différent. Ils anticipent des semaines de travail de deux à trois jours et demi d’ici dix ans grâce aux avancées technologiques. Une vision séduisante mais encore éloignée des réalités françaises.

 

Une décision politique avant tout

L’histoire des grandes révolutions industrielles — de l’électricité à l’informatique — montre que les gains de productivité ne bénéficient pas automatiquement aux salariés. Sans volonté politique claire, ces gains enrichissent d’abord les investisseurs et les entreprises.

Le sociologue Baptiste Avril le rappelle : réduire le temps de travail est un choix politique et social. Sans cadre légal imposant une redistribution du temps ou des richesses, le risque est grand de voir l’IA devenir un levier d’exploitation supplémentaire plutôt qu’un outil d’émancipation.

L’IA est sans conteste un puissant levier de transformation du travail. Mais pour qu’elle tienne ses promesses de réduction du temps de travail et d’amélioration de la qualité de vie, un changement de paradigme s’impose. Cela passe par des choix collectifs : repenser la culture d’entreprise, redéfinir les priorités managériales et instaurer un cadre politique adapté.

L’avenir du travail ne dépendra pas seulement des machines, mais bien des humains qui décideront de leur usage.