Immersion auprès d’un collectif d’indépendants du secteur IT

 

S’intéresser aux trajectoires des travailleurs indépendants conduit bien souvent à se confronter à une part de leur réalité quotidienne : le sentiment de solitude ou d’isolement, qu’il soit physique (travailleur solo aménageant un espace de travail à son domicile) ou psychique (se sentir seul face à la densité et l’opacité des informations lorsque l’on s’installe en tant qu’indépendant). Réaliser des entretiens approfondis auprès de freelances permet de recueillir le témoignage éprouvé d’un parcours de tâtonnements, jonché d’essais / erreurs pour trouver la réponse à ce besoin, qu’il soit de nature sociale, informationnelle, voire d’orientation commerciale (développement d’activité à plusieurs). Ainsi, nous pouvons identifier l’émergence de collectifs hybrides, composés d’indépendants aux statuts divers, se réunissant pour « faire équipe » autour d’un projet commun, qu’il soit orienté business (ex : appels d’offre, économie de niche…) ou strictement idéologique (ex : économie collaborative, entreprise libérée…).

 

L’on retrouve, par exemple, les espaces de coworking, qui peuvent être saisis par les indépendants comme des lieux de sociabilité, de ressources d’informations, mais encore de reconstruction de soi dans la transition du salariat à l’autonomie professionnelle. Guidés par la recherche de « pairs identitaires » (c’est-à-dire l’identification de personnes vivant les mêmes problématiques que soi), les freelances peuvent ainsi partager entre eux leurs manières de composer leur quotidien de travailleurs autonomes, se soutenir, s’entraider, voire même composer une véritable équipe entrepreneuriale en capitalisant leurs forces au profit d’un projet commun et transversal. Nous pouvons retrouver également des formes de collectifs de travail dans des structures d’intermédiation à la faveur des indépendants, comme les entreprises de portage salarial ou encore les Coopératives d’Activité et d’Emploi. Ainsi, une véritable recomposition de collectifs de travail semble de mise, se dégageant de l’image du collectif correspondant à ce que l’on peut trouver au sein de structures organisationnelles classiques rattachées au modèle salarial. L’idée d’un collectif « choisi » et à « consommer » pour répondre à un besoin à un instant T contribue fortement à revisiter la notion de collectif de travail et sa capacité salutogène (de préservation de la santé psychique des travailleurs).

 

Les freelances du secteur informatique, et plus largement dédié aux technologies numériques, représentent une frange importante de la population des indépendants. Depuis près de quinze ans, des forums d’entraide ont fait leur apparition sur Internet, à la propre initiative de freelances de l’IT. Dans le cadre du Laboratoire Missioneo, une étude de terrain a été réalisée auprès d’un collectif d’indépendants de ce secteur, rencontré lors de leur événement annuel au sein d’un tiers-lieu rural. Notre objectif était double : comprendre la naissance et le fonctionnement global du collectif, et appréhender le lien entre les trajectoires individuelles et l’investissement dans ce type de collectif (que cherchaient-ils initialement et qu’ont-ils trouvé une fois intégrés ?).

 

Le collectif rencontré se présente comme une véritable « équipe » (bien qu’aucun lien juridique n’existe entre eux et qu’il s’agisse d’une facette invisible pour leur clientèle), possédant une expertise en design, technologie et stratégie. Tous les membres de ce collectif sont des travailleurs indépendants possédant respectivement une expertise spécifique (design, développement, marketing digital, data science, etc.). Ils saisissent, par la mutualisation de leurs forces, l’opportunité de répondre à des projets d’entreprise dans le champ du développement digital (de la conception à la mise en application, en passant par l’architecture technique ou encore le financement). Depuis sa naissance en 2013, ce collectif rassemble une quinzaine d’indépendants qui œuvrent ensemble tout en respectant des processus organisationnels formalisés (résultat d’une co-construction des membres du groupe). Ils travaillent la plupart du temps à distance par la médiation de supports numériques (ex : Slack, Loomio), et se rencontrent formellement deux fois par an dans le cadre de summit (choisissant des tiers-lieux ruraux dans le but d’assurer un travail de réflexivité de leurs pratiques et de conception des propres projets du collectif).

 

Les témoignages recueillis dans le cadre de l’étude mettent en évidence plusieurs phénomènes :

  • Un sentiment de désillusion du salariat, ou de « développement professionnel empêché », est, dans la majorité des cas, à l’origine de la transition vers un statut d’indépendant et la recherche d’un collectif ;
  • La motivation des freelances à se rapprocher de ce collectif repose sur la complémentarité des compétences (posture entrepreneuriale en lien avec le secteur d’activité de l’IT) ;
  • Le fonctionnement de ce collectif est décrit par ses membres comme une véritable « vie professionnelle en communauté », reposant sur la co-construction, le partage de connaissances et de pratiques, la créativité globale de l’équipe, ainsi que la définition collective de procès (à l’instar d’organisations plus classiques) ;
  • Le mode de gouvernance de ce collectif repose sur une vision dépourvue de hiérarchie, organique, bien que les projets émanant des clients soient d’abord filtrés par les fondateurs pour être ensuite restitués auprès de la communauté ;
  • Les activités de travail y sont organisées par équipes projet : les membres sont identifiés comme possédant les compétences adéquates pour répondre à un objectif précis ;
  • Les interactions entre les membres se font presqu’exclusivement à distance : la présence connectée et le travail mutualisé semblent contribuer de manière symbolique au sentiment de « faire collectif » ;
  • Les membres du collectif cultivent une double ambition : pérenniser l’activité de la communauté tout en gardant leur statut d’indépendant (excluant toute possibilité de retour au salariat).

 

Le collectif étudié est ainsi caractérisé par une certaine dimension « productive » : si les membres y trouvent une communauté pérenne, vecteur de lien social et de ressources collectives, l’ambition de l’équipe s’oriente vers le développement et la stabilité économique des différents acteurs autonomes qui la composent.